L’agilité s’impose aujourd’hui comme une nouvelle qualité attendue des règles de droit. Les rapports, avis et recommandations en tous genres érigent de plus en plus l’agilité en une vertu juridique cardinale. Dans son étude annuelle pour 2017, le Conseil d’Etat théorise ainsi l’agilité en une méthode législative alliant souplesse et réactivité (CE, « Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l’« ubérisation» », 2017). Le Rapport de la mission « Régulation des réseaux sociaux – Expérimentation Facebook », remis au Secrétaire d’Etat au numérique en mai 2019, fait encore de l’agilité une qualité des bonnes lois. Un colloque tenu le 13 septembre 2018 à l’Université Jean Monnet à Saint-Etienne prenait aussi pour sujet d’analyse « le droit agile et la révolution numérique ».
De quoi l’agilité, avec ses accents de novlangue gestionnaire, est-elle le nom ?
Bien que d’usage assez courant dans le monde l’entreprise, les juristes ne sont eux pas habitués à rencontrer cet adjectif. Si une règle peut être agile, c’est qu’il existerait un droit empoté, maladroit ou pataud ? La question prêterait à sourire si l’agilité ne préfigurait pas l’avènement d’une nouvelle ère législative. Dans le même genre, on pense par exemple au programme REFIT de l’Union européenne, destinée à produire des règles affûtées et performantes, à l’image des corps sculptés s’affichant sur Instagram.
Mais qu’est-ce qu’une règle agile ? Penser l’agilité suppose de concevoir le droit dans le temps et sans considération de frontière thématique, c’est-à-dire en traquant les « silos », ces nouveaux totems de la mauvaise organisation. Le meilleur des Droits risque en effet de faner avec le temps et de s’enliser sous les strates empilées de législations mal agencées. Voilà le mal contre lequel il convient à présent de lutter.
Les débats actuels relatifs à la responsabilité des plateformes et des réseaux sociaux montrent, par exemple, que la catégorie juridique fourre-tout des « intermédiaires techniques », créée au début des années 2000, s’est révélée bien inadaptée aux développements de l’Internet d’aujourd’hui. Mais impossible de deviner à cette époque que les réseaux sociaux (inexistants à l’époque) revendiqueraient en 2019 des milliards de clients et que leurs algorithmes seraient en mesure de peser sur les élections des plus grandes démocraties…D’où la nécessité de créer une législation structurellement souple pour accueillir les innovations.
Dans ce contexte, il est certes possible de confier (comme on le fait déjà) au juge le soin d’adapter les règles, en créant les conditions de la souplesse, notamment grâce aux standards. Mais la méthode de l’adaptation jurisprudentielle, outre la critique démocratique dont elle fait l’objet, est devenue bien insuffisante à éviter l’obsolescence du droit. Le rythme de l’innovation a dépassé celui de la jurisprudence. Et, en toute hypothèse, la sécurité juridique exige de ne pas attendre passivement qu’une solution jurisprudentielle émerge. Agilité est synonyme de proactivité.
L’agilité suppose donc que l’adaptation de la règle aux évolutions économiques et sociales soit réalisée par le législateur lui-même. L’agilité se présente ainsi comme une méthode structurelle, profondément démocratique : le législateur doit organiser les conditions de ses futures réformes et mieux contrôler l’évolution du Droit. Comment ? En prévoyant l’imprévisible. Ou plutôt, en organisant les conditions des futures évolutions juridiques : par des lois d’expérimentation, en fixant les conditions temporelles et matérielles des futures réformes, en recourant au benchmarking juridique ou encore par la publication de guidelines sachant coller aux problèmes nouveaux. Cousine germaine de la compliance, la méthode agile s’inscrit dans la philosophie de la régulation, avec son cortège d’AAI et d’API. On discute d’ailleurs aujourd’hui de la création d’une autorité pour les algorithmes ou pour l’IA.
Qu’en penser ? Outil d’une bonne gestion juridique ou instrument d’une révolution juridique permanente ? Lutter contre l’obsolescence juridique programmé, mal ancien mais revivifié par les rapides (r)évolutions techniques, implique en tout cas de repenser la normativité. L’agilité pourrait de la sorte s’imposer comme le chaînon manquant entre la loi classique et la soft law : un droit structurellement augmenté, possédant la force juridique du droit dur et l’adaptabilité du droit souple.
Arnaud LATIL
Maître de conférences HDR
Avocat à la Cour
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