« La nature aime à se cacher »
Héraclite[1]
Deux décisions récentes rendues en Afrique du Sud et en Australie ont accepté la thèse fantaisiste selon laquelle une IA pourrait être un inventeur. Je n’ai pas l’intention de commenter ici ces décisions, je veux simplement essayer de comprendre comment une idée aussi farfelue (et inutile), a pu gagner autant de terrain en si peu de temps.
Disons-le tout de suite : bien que cette thèse m’ait toujours semblé fantaisiste, au point même de me faire sourire, j’ai pensé qu’il fallait peut-être (davantage) se demander pourquoi elle pouvait paraître séduisante, au lieu de la critiquer sans l’avoir méditée un instant. Essayer de l’écouter, pas seulement de l’entendre, afin de la comprendre, et donc de comprendre son succès (bien qu’il soit tout médiatique, avant tout).
Cette « méditation » aura abouti à deux pistes de réflexion.
L’Homme est « enveloppée » par la technique
Tout d’abord, l’Homme dans son rapport à la technique aura souvent à ne pas comprendre l’ensemble du phénomène technique. Autrement dit, notre monde est enveloppée par la technique, de telle sorte que nous puissions comprendre précisément comment chaque appareil fonctionne, et que nous perdons notre rapport direct au monde[2]. Ainsi, pour écrire cet article, ma parole ne passe plus par la main à l’écrit (manu-scrit), mais passe par l’intermédiaire d’une machine sophistiquée qui pour cela aura mis en œuvre de nombreux algorithmes.
Il me semble qu’il en va de même pour l’inventeur, à plus ou moins grande échelle. Rien qu’en utilisant un ordinateur, on ne sait précisément ce qui se passe dans la « boîte noire », est-ce à dire que toutes les inventions qui utilisent des ordinateurs ne seraient pas des personnes inventeurs ? Non. Que selon la sophistication de l’ordinateur il faudrait adopter une position différente ? Il ne me semble pas non plus. L’on nous répliquera que les IA sont bien plus puissantes. Certes, mais ont-elles la capacité de décider au-delà des instructions qu’elles sont reçu initialement. Non. D’ailleurs, la question du matériel utilisé par l’inventeur et de la marge lui restant pour être inventif a déjà été évoquée par la jurisprudence. Quoi qu’il en soit, cette réflexion sur l’IA menée jusqu’à son extrémité tend à s’interroger sur l’existence même de notre inventeur. Existe-t-il encore des Géo trouvetout ?
L’image d’Épinal de Géo trouvetout perdure
Paradoxalement, c’est sans doute l’image de géo trouve tout, de cette inventeur de génie, qui est sans doute à l’origine du succès de l’affaire DABUS. Pourquoi cette idée, aussi burlesque puisse-t-elle paraître, aura pu faire autant d’adeptes en si peu de temps ? Probablement parce qu’elle fait des raccourcis qui ramènent tous à la mythologie du droit des brevets. Depuis la Grèce antique, l’artisan et sa technè (τέχνη) ont toujours eu le plus grand mal à se faire une place face au poète et à sa création (le poète était vu comme le seul créateur avant le développement des religions monothéistes)[3]. Pourtant, ce n’est qu’au crépuscule du XVIIIe siècle, à l’aube de notre droit moderne des brevets, que l’inventeur a été glorifié comme la figure emblématique du Génie[4]. Une historienne a démontré qu’il s’agissait là du résultat d’un désir de reconnaissance d’un nouveau groupe social rejeté par l' »Académie » traditionnelle, c’est-à-dire par les scientifiques[5]. Il nous semble que l’on puisse lier l’émergence de cette figure à l’avènement du machinisme qui suivi les Révolutions, voire à la source que constitue l’avènement des Temps modernes (au XVe siècle avec Gutenberg et l’imprimerie, Copernic, etc.).
En tout cas, dès l’article 1 section 8 paragraphe 8 de la Constitution américaine, les Pères fondateurs des États-Unis d’Amérique déclaraient déjà « Le Congrès aura le pouvoir […]. de promouvoir le progrès des sciences et des arts utiles, en garantissant pour des temps limités aux auteurs et inventeurs le droit exclusif à leurs écrits et découvertes respectifs. » Et le système des Brevets outre-Atlantique est resté jusqu’à récemment attaché à cet accent mis sur l’inventeur, au détriment du déposant. Ainsi, de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle, est née la figure de l’inventeur telle que nous la connaissons : une personne seule, dotée d’une intelligence hors du commun, qui, seule dans sa cave, fait progresser l’humanité par son esprit. Bergson voyait ainsi dans l’invention, la caractéristique de l’intelligence humaine, ce qu’elle a de plus insaisissable, faisant de son géniteur un génie[6].
Cette figure de l’inventeur continue aujourd’hui encore le sens commun du terme « inventeur », et peut, parfois, continuer d’animer le sens juridique de ce terme, tel qu’il est compris par le droit des brevets[7]. Cela étant, la mythologie, à laquelle les Grecs ne croyaient pas eux-mêmes[8], continue de captiver les non-initiés : l’inventeur, ce personnage extraordinaire, serait fondamental dans le système du droit des Brevets et devrait nécessairement être le propriétaire de son invention. D’où deux idées (erronées) avancées pour justifier la reconnaissance de l’IA comme inventeur : reconnaître un inventeur autre que l’IA (alors qu’elle pourrait soi-disant inventer seule) reviendrait à ne pas reconnaître le « bon » propriétaire, cela diminuerait le droit moral de l’inventeur (qui n’est en réalité qu’un droit de paternité destiné à suivre la chaîne des droits) et, surtout, cela empêcherait la brevetabilité des inventions auxquelles l’IA aurait participé.
Or, tout praticien du droit des brevets connaît la réalité : le déposant est titulaire du droit de propriété tandis que l’inventeur est, ab initio, exclu, étant présumé que son droit a été cédé au déposant dès le départ[9]. C’est la fameuse distinction entre le système du premier inventeur et celui du premier déposant. Dans un tel système, adopté par tous les pays du monde, l’inventeur n’a que deux droits (marginaux) : celui de revendiquer la propriété de l’invention s’il prouve qu’elle lui a été volée et celui d’être nommé inventeur. En conséquence, en fin de compte, il ne s’ensuit pas que les arguments des « défenseurs » de l’IA inventeur tiennent la route, si l’on se souvient que : une IA n’invente jamais seule et que le demandeur (son propriétaire) sera nécessairement le propriétaire de l’invention à laquelle son IA a participé. En d’autres termes, reconnaître une IA comme inventeur nécessite de tordre le système juridique (notamment sur la question de la personnalité juridique), de créer une confusion et une insécurité inutiles, pour aucun résultat, puisque l’IA sera de toute façon protégée[10].
Pour conclure, cette histoire de l’IA comme inventeur nous rappelle la puissance des Mythes, et, à l’heure du bicentenaire de la mort de Napoléon, que « l’imagination dirige le monde » (en bien ou en mal, pourrait-on ajouter, comme l’Empereur lui-même l’a démontré).
Matthieu Dhenne
Avocat à la Cour
[1] V. Héraclite, Fragments , par M. Conche, PUF, p. 253.
[2] V. M. Heidegger, Parménide, Éditions Gallimard, spéc. p. 140 et 141.
[3] Platon, Le Banquet, Les Belles Lettres, Universités de France, 1992, no 205 b), p. 58 et 59.
[4] Même si Bacon avait déjà esquissé cette glorification de l’inventeur au milieu du 17ème siècle. Bacon, Novum Organum Scientiarum, Apud Adrianum Wijngaerde et Franciscum Moiardum, 1645 (1620), no XXXVI, p. 40.
[5] L. Hilaire-Pérez, L’invention technique au siècle des lumières, Albin Michel, 2000, pp. 147 et s.
[6] H. Bergson, L’évolution créatrice, PUF, 1957, p. 165.
[7] La « charge » juridique d’un terme aboutissant souvent à des sens différents, entre le langage commun et le langage juridique, c’est l’exemple du trésor, qui au sens de l’article 716 du Code civil « chose cachée ou enfouie sur laquelle personne ne peut justifier sa propriété, et qui est découverte par le pur effet du hasard. ».Voir P. Amselek, « Philosophie du droit et théorie des actes du langage », in Théorie des actes du langage, éthique et droit, sous. dir. P. Amselek, PUF, 1986, p. 109. Sans compter l’excès du signifiant (signe) et ce qu’il désigne (le signifié). Le signifiant d’« invention » recouvrant en réalité un grand nombre de réalités très différentes. Voir G. Deleuze, Logique du sens, Les Éditions de Minuit, Critiques, 1969, p. 63.
[8] V. M. Heidegger & E. Fink, Héraclite. Séminaire du semestre d’hiver (1966-1967), Gallimard, 2017, où Heidegger rappelle que les grecs eux-mêmes ne croyaient pas à leurs mythes.
[9] Nous irons ici (re)lire la thèse fondatrice de Mousseron : Le droit du breveté d’invention. Contribution à une analyse objective, LGDJ, Bibliothèque de droit privé, t. 23, 1961.
[10] V. M. Dhenne, Intelligence artificielle et droit des brevets, Propriétés Intellectuelles, n° 78, p. 23
Cet article a également été publié sur le blog de l’auteur.