ArtsBrevetsDroit d'auteurLa guerre des couleurs – Eliott Amzallag

25 février 2020

Un jour je peignais, le noir avait envahi toute la surface de la toile, sans formes, sans contraste, sans transparences. Dans cet extrême, j’ai vu en quelque sorte la négation du noir. Pierre Soulage comprit que, poussé dans ses extrémités, le noir pouvait être l’objet de toutes les tentations. Anish Kapoor avait sûrement ces mots en tête lorsqu’il acquit une licence exclusive pour l’utilisation artistique du Vantablack S-Vis, plus connu sous le nom du « Darkest Black ». Certains artistes, à l’instar de Stuart Semple, ne pouvant concevoir l’idée que le noir le plus noir ne puisse appartenir qu’à une seule personne ont tenté de résister. En effet, l’artistique britannique avait d’abord riposté en inventant « le rose le plus rose », accessible à tous sauf à Anish Kapoor et toute personne liée à Anish Kapoor. Déclarant par la suite avoir découvert un noir encore plus noir que le Ventablack, Stuart Semple avait appelé ses fans à l’aider à financer ce projet. Cet ultime épisode de la guerre des pigments est l’occasion de discuter de la question de l’appropriation d’une couleur par le biais du droit des brevets.

 

Développé par un laboratoire britannique à des fins astronomiques et militaires, le Vatantablack est un matériau absorbant jusqu’à 99,96 % de la lumière visible et n’en réfléchissant pratiquement aucune, de sorte qu’il ne donne pas au cerveau humain suffisamment d’informations pour appréhender les volumes. Par exemple, un cercle peint au sol avec du Vantablack donnera au spectateur l’impression d’être au bord un trou noir, prêt à y être englouti. Ainsi cette technologie de pointe est devenue une couleur.

 

Les potentialités du Ventablack dépassent la limite des sens, un noir si hypnotisant que tout artiste pourrait être avide de l’utiliser dans son travail. Mais alors le Ventablack perdrait de sa magie, le public s’étant habitué à l’effet qu’il suscite, tel un vieux tour de magie qui n’étonne plus personne. L’intérêt qu’il suscite sera donc dilué par l’utilisation de tous. A l’inverse, si un seul artiste utilise la couleur, elle devient iconique, elle devient le  » Kapoor Black « . En d’autres termes, elle devient la signature de l’artiste, son style. Le droit d’auteur ne protège pas les styles afin, justement, de promouvoir l’utilisation de tous. Pour les mêmes raisons, le droit d’auteur est également réticent à protéger une couleur. En acquérant la licence exclusive de brevet pour l’utilisation artistique du Vantablack, Anish Kapoor a contourné ce que le droit d’auteur prohibe. Grâce au droit des brevets, Kapoor sera le seul à pouvoir profiter de la couleur. La durée de la licence est inconnue, mais Anish Kapoor a certainement compris qu’il était dans son propre intérêt de négocier la durée la plus longue. En effet, temps qu’il pourra profiter de cette licence, Kapoor pourra instiller dans les consciences collectives qu’il est l’auteur mettant en scène le Vantablack, permettant ainsi la naissance d’un style Kapoor. Cette affaire remet en question la légalité d’une telle licence qui permet à la propriété industrielle de contrecarrer le régime du droit d’auteur. Mais elle met aussi en évidence une lacune du droit d’auteur en ce qui concerne l’art moderne et en particulier les monochromes. Les monochromes sont souvent dépourvus de la condition d’originalité car il peut être très difficile de prouver qu’une couleur est l’empreinte de la personnalité d’un auteur. Cela devient totalement impossible lorsque chaque artiste peut profiter de cette couleur.

 

Kapoor n’est pas le premier à s’adonner à cette pratique, l’un de ses modèles, Yves Klein en avait fait de même avant lui. Après des années de recherche en collaboration avec des scientifiques pour atteindre la perfection, Klein a finalement obtenu un brevet de procédé sur son « International Klein Blue ». Certes, la présente situation est tout à fait différente à celle d’Yves Klein qui a personnellement travaillé sur la formulation (contrairement à Kapoor) de son bleu Klein et avait, par conséquent, une plus grande légitimité pour l’exploiter exclusivement. Quoi qu’il en soit, la question ne se pose plus aujourd’hui d’autant que le français n’a jamais interdit à quiconque d’utiliser son bleu et d’en profiter. Toujours est-il qu’en fonction des prochaines œuvres d’Anish Kapoor, l’Art pourrait avoir un jour le Kapoor Black comme il a l’International Klein Blue. Les mots, les sons, les couleurs sont les matières premières de l’univers infini de l’Art, et cette histoire nous rappelle bien que le droit d’auteur a été bien inspiré de ne leur accorder aucun monopole. L’idée de l’usage exclusif d’une couleur si pénétrante laisse un goût d’amertume à chaque amateur d’art. Rothko n’a pas eu besoin de se réserver une couleur pour donner la force et la grandeur à ses combinaisons de couleurs. À l’inverse, comment ne pas essayer d’imaginer ce que pourrait faire le prochain Rothko avec le Vantablack. De même, ce serait une grande perte de priver le prochain Malevitch du blanc le plus blanc, mais « qui achèterait une toile blanche de toute façon » demanderait Yasmina Reza…

 

Eliott Amzallag
Juriste et étudiant à l’Université Paris-Est Créteil (UPEC)