Stanislas de Boufflers, décembre 1790
Le brevet tel que nous le connaissons aujourd’hui est le produit d’une histoire sinueuse. Si des exemples isolés d’octroi de droits exclusifs à des inventeurs sont attestés dès l’Antiquité, l’émergence d’une protection légale des inventions est plus récente. En France, c’est au XVIe siècle que le premier privilège royal exclusif est octroyé pour une invention. Il est suivi de nombreux autres jusqu’à la Révolution. Mais la nuit du 4 août 1789, pendant laquelle est votée la suppression de tous les privilèges féodaux, provoque l’inquiétude des inventeurs qui ont reçu des privilèges sous l’Ancien Régime. Dans ce contexte, un personnage va déployer tout son talent pour maintenir une protection pour les inventions tout en la distinguant des privilèges associés à la monarchie absolue. Ce faisant, il est à l’origine de la loi de 1791 qui consacre l’apparition d’un dispositif d’un nouveau genre : le brevet d’invention ! Ce personnage n’est autre que le chevalier Stanislas de Boufflers, dont cet Institut porte opportunément le nom. La mini-nouvelle qui suit, extraite du livre L’invention du brevet, une idée de génie ?, vous propose d’en découvrir un peu plus sur cette figure marquante.
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D’un geste rapide, l’homme lâche sa plume qui roule sur son bureau, abandonnant quelques gouttes d’encre sur son passage. Il se lève d’un bond, l’air soucieux, et parcourt sa chambre dans un va-et-vient désordonné. S’il tourne sur lui-même comme un lion en cage, ce n’est pas pour se réchauffer en cette froide soirée de décembre, mais plutôt parce qu’il est préoccupé par le rapport qu’il doit rédiger. Sa tâche est délicate et il doit mobiliser toute son intelligence pour atteindre le but qu’il s’est fixé : convaincre l’Assemblée de maintenir une protection des inventions pour répondre aux besoins de la nation, tout en se démarquant des privilèges anciens dont le nom est devenu odieux.
Il s’arrête net au milieu de sa ronde et un éclat de rire sonore lui échappe. Serait-il impressionné par la rédaction d’un simple texte, lui, le chevalier Stanislas de Boufflers, qui a presque tout vu et tout connu au cours de 52 ans qui le séparent désormais de sa naissance ? Lui, l’enfant lettré d’une famille noble, qui a grandi à la cour de Lunéville avec pour parrain un ancien roi de Pologne, lui qui est passé par le séminaire puis, plus longuement, par l’armée, où il a gravi tous les échelons ! Il a même exercé les fonctions de gouverneur du Sénégal, tout en se livrant à la contrebande de gomme arabique et d’or, avant de revenir en France, d’être élu académicien puis de devenir député de la noblesse aux Etats Généraux de 1789. Il est habitué aux succès, professionnels comme galants. Ce n’est donc pas un simple rapport, aussi épineux son thème soit-il, qui aura raison de lui !
Il se reprend et retourne à sa table de travail. C’est décidé : il ne se contentera pas d’un rapport mièvre ou timoré. Bien au contraire, il sera ambitieux et remontera aux « principes de la théorie ». Le chevalier de Boufflers s’interrompt un instant encore pour rassembler ses idées. Il fouille dans sa mémoire et se rappelle des écrits de Diderot sur les métiers du livre, qui mettaient en avant le lien étroit entre l’auteur et son œuvre. Il saisit à nouveau sa plume et écrit : « s’il existe pour un homme une véritable propriété, c’est sa pensée ». La formule emphatique le ravit. Qui oserait la contredire ? Anticipant une possible contestation sur la nature singulière du domaine de la technique, il poursuit : « l’invention qui est la source des arts, est encore celle de la propriété ; elle est la propriété primitive, toutes les autres sont des conventions ».
Le chevalier est conscient de l’audace de son argumentation. Jamais une loi sur les inventions n’avait énoncé le principe d’une propriété pleine et entière, de manière aussi claire et générale ! Cependant, il sait aussi qu’ancrer entièrement la protection des inventions dans un droit naturel de l’inventeur est lourd de conséquences et potentiellement source de contradictions. Pour garantir l’application de ce droit, il l’inscrit dans ce qui s’apparente à un contrat passé entre l’inventeur et la société. En échange de la reconnaissance de sa propriété, l’inventeur devra divulguer son invention à la société et accepter le caractère temporaire de son droit.
Boufflers en est maintenant totalement persuadé : le recours à un droit naturel et à un contrat social est le seul moyen de faire tenir l’édifice. Il débarrassera les inventeurs du regard critique et pesant des sociétés savantes et de l’administration, pourtant incapables de se prononcer à l’avance sur l’utilité de leurs inventions. Supprimer l’examen préalable et son caractère arbitraire donnera au public et au marché les moyens de juger eux-mêmes de l’intérêt des inventions, sans léser ni les inventeurs, ni les pouvoirs publics.
Satisfait de son raisonnement, le chevalier de Boufflers s’interroge encore pourtant. Sa construction subtile suffira-t-elle à convaincre les révolutionnaires ? Certes, les bourgeois sont restés très attachés à la notion de propriété, mais les députés ne verront-ils pas dans son rapport une façon de maintenir les privilèges de l’Ancien Régime ? Pour réduire ce risque, l’homme d’esprit sait qu’il doit aller encore plus loin.
Il reprend une dernière fois sa plume et, soulignant la supériorité des lois anglaises en la matière, il préconise habilement de suivre l’exemple des Américains qui ont choisi de s’en inspirer. Tentant de tracer une ligne de démarcation infranchissable avec l’héritage royal du passé, il écrit qu’à présent, « c’est l’invention elle-même qui est un privilège ».
En cette heure tardive, le froid hivernal a envahi la pièce tandis que Stanislas de Boufflers écrivait, immobile, les dernières lignes de son rapport. Mais le chevalier ne tremble pas. Tout ce qu’il ressent à cet instant, c’est la satisfaction d’avoir accompli son devoir avec sérieux et application. Cependant, en tant qu’ancien militaire aguerri, il sait qu’il est trop tôt pour crier victoire…
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Pascal Attali
Vous pouvez retrouver la suite de cet épisode ainsi que bien d’autres événements qui ont fait l’histoire mondiale des brevets dans le livre L’invention du brevet, une idée de génie ? de Pascal Attali. Préfacé par Pascal Faure, Directeur général de l’INPI et postfacé par Yann Ménière, Economiste en chef de l’OEB, cet ouvrage, qui croise les regards de l’histoire, du droit et de l’économie, permet de comprendre d’où vient notre système de brevets et de réfléchir à son avenir.
Il est disponible en français et en anglais sur Amazon : https://www.amazon.fr/Linvention-brevet-une-id%C3%A9e-g%C3%A9nie/dp/B0B2HYL73Y/ et https://www.amazon.com/ONCE-UPON-TIME-PATENT-Understanding/dp/B0B31HBXQY/.